Voici un texte écrit en décembre 2003, à mon retour de Moscou. La carte postale est encore d’actualité, même si Jean Paul II a rendu, il y a quelques semaines, la Vierge de Kazan à ses légitimes propriétaires.
Alors que les régions septentrionales de la Russie sont déjà enfouies sous la neige, Moscou, en ce début décembre, n’en est qu’à ses premiers flocons. Le thermomètre flirte avec le zéro, les élégantes ont sorti les fourrures et il fait nuit noire à 5 heures de l’après-midi. La ville se prépare pour sa saison froide, qui va durer jusqu’en mars. Le chauffage urbain est en état de marche, les chasse-neiges sont fin prêts et l’on répand déjà du sel sur les chaussées. Le promeneur romantique inspecte les toits de bois des vieilles maisons et les branches dénudées des bouleaux du jardin Alexandrovski, à l’affût du manteau blanc qui va bientôt les recouvrir. C’est l’hiver.
Moscou, ville de contrastes
Sur la place Rouge, au pied des murailles du Kremlin, se dresse la pyramide à degrés du mausolée de Lénine. En ce moment, les visites sont interdites. Peut-être la momie du père de la révolution d’Octobre est-elle, une fois encore, en train de se faire soigner ? Car en dépit des technologies les plus sophistiquées mises au service de sa conservation, Vladimir Illitch Oulianov subit des ans l’irréparable outrage, au point de n’être parfois plus très présentable. Devant le bâtiment, un seul soldat gelé fait les cent pas, oubliant le garde-à-vous que plus personne ne lui réclame.
A une portée de fusil de ce symbole, s’il en fut, de la victoire du prolétariat et de l’athéisme érigé en religion d’Etat, se dresse la cathédrale Notre-Dame de Kazan, célèbre pour avoir abrité la fameuse icône, datant de 1579, de la Vierge de Kazan. Celle-là même que le pape Jean Paul II a montré à Vladimir Poutine lors de sa visite au Vatican, le 5 novembre 2003. Il aurait même parlé de la rendre à ses légitimes propriétaires si la brouille de l’Eglise d’Orient avec l’Eglise catholique apostolique et romaine venait à se dissiper. En attendant, la ferveur des fidèles qui se pressent dans la cathédrale, détruite par Staline et reconstruite à l’identique en 1993, n’est pas feinte. La religion fait un retour en force dans le pays depuis une dizaine d’années. De nombreuses églises ont été reconstruites et leurs bulbes dorés, surmontés de la croix slave, égaient désormais villes et villages. Ce n’est plus « l’opium du peuple », mais la manifestation d’une culture ancestrale et d’une foi sincère que de venir prier, pour les vieux comme pour les jeunes. Sur la place Rouge, le curieux de passage est invité à venir écouter la messe à Notre-Dame de Kazan grâce à un micro qui retransmet non pas la prédication de l’archimandrite, mais les chants magnifiques du chœur a capella, élément indispensable de la liturgie orthodoxe. Ainsi les mélomanes se laissent-ils conquérir par le plaisir d’assister à deux heures de concert, debout, certes, mais baignés du parfum de l’encens et la vue bercée par les ors d’une somptueuse iconostase.
La rue Nicolskaïa, qui démarre à l’angle de la cathédrale, est aujourd’hui une longue enfilade de boutiques. La toute première offre à la vue du passant le postérieur rebondi d’un mannequin en string, publicité remarquée pour des dessous féminins sexy. Suivent les marchands de téléphones portables, de vêtements en tous genres et de chaussures. La première librairie est au moins à 500 mètres.
Cette profusion de magasins a modifié la face de Moscou. Pendant la période soviétique, les rez-de-chaussée étaient le plus souvent inoccupés, lorsqu’ils ne servaient pas de débarras. Seules survivaient quelques boutiques d’alimentation ou de vêtements, dûment numérotées, souvent vides ou presque. On y trouvait des produits divers, en fonction des arrivages. D’où l’éternel sac en plastique pendu au bras de l’homo sovieticus et dont le nom, en russe, signifie « au cas où ». Il est aujourd’hui remplacé par un élégant sac à main chez les femmes, et par un attaché-case chez les hommes, emblème du business. Le commerce individuel est en plein essor, stimulé par la reprise de la consommation au début des années 2000, après les années noires qui ont suivi la chute de l’Union soviétique. Les marques occidentales prestigieuses comme Gucci, Chanel ou Armani ont envahi les magasins de luxe, notamment le Goum, sur la Place Rouge. Les prix sont dissuasifs pour le Russe moyen, comme ils le sont à Paris pour le Français moyen. Mais les enseignes plus populaires comme l’espagnole Mango, la britannique Accessorize, l’italienne Benetton ou la française Promod prennent maintenant d’assaut les centres commerciaux qui s’ouvrent dans les grandes villes. Les marques russes, qui se sont adaptées à la mode occidentale, soutiennent la compétition des prix, de la qualité, si ce n’est de la réputation. C’est l’économie de marché. A Moscou, sous la place du Manège, les boutiques sont ouvertes même le dimanche. Elles attirent beaucoup de curieux en balade, mais aussi des clients et leur chiffre d’affaire est en augmentation, surtout ces deux dernières années.
Voilà le nouveau visage de Moscou, fenêtre sur la Russie, passée du statut de capitale délabrée, aux trottoirs défoncés, sale, mal éclairée, dangereuse, à celui de ville prestigieuse, brillamment rénovée, où il fait bon vivre. Visiblement, l’alimentation électrique et les évacuations sanitaires se sont améliorées. Plusieurs rénovations de bâtiments gouvernementaux, ainsi que des ravalements de façade ont été financés par des capitaux privés. Les plus beaux immeubles, hérités du siècle des Lumières et de l’âge d’or du XIXe siècle ont été réhabilités, repeints et mis en valeur par des éclairages particuliers. Etendue sur près de 1 000 kilomètres carrés, Moscou est aujourd’hui riche de 9 millions d’habitants et, d’après la municipalité, concentre près des quatre cinquièmes des ressources financières du pays. Elle doit son dynamisme économique et culturel, parfois jalousé par la provinciale Saint Pétersbourg, à sa double qualité de capitale politique et économique. L’équipe du maire, Iouri Loujkov, dont les ambitions présidentielles n’avaient pu se concrétiser par une candidature en 2000, a travaillé pour prouver les capacités de son chef de file. Aurait-il des projets pour 2004 ?
Corruption et racket
Revers de la médaille, la création de commerces individuels ayant pignon sur rue a provoqué l’apparition de mafias qui se livrent, en toute impunité, aux menaces et au racket. Pas un propriétaire ne l’avouera, mais les habitués des cafés et des grands magasins, et même certains employés, le savent. « L’homme blond en veste de chasse qui passe tous les samedis vient chercher son enveloppe », admet l’un d’eux. Le prix de la tranquillité. Moyennant cette dîme, le magasin ne sera pas cambriolé, les vendeuses ne seront pas suivies et agressées en rentrant chez elles, il n’y aura jamais de scandale ou de bagarre dans l’établissement. La méthode est tellement passée dans les mœurs que la mairie elle-même se livre à un petit chantage : chaque propriétaire est sommé d’assurer l’éclairage et le nettoyage de sa façade et de son pas de porte, sous peine de se voir retirer sa licence d’exploitation – qu’il a dû naturellement acheter fort cher – sans autre forme de procès. Tout s’obtient désormais par des pots-de-vin, jusqu’à l’autorisation de garer sa voiture en bas de chez soi, dans certains quartiers.
Une nouvelle classe sociale
La Russie est-elle en train de connaître une nouvelle révolution sociale ? Elle a vu, dans les années 1990, l’émergence d’une petite catégorie de gens très riches, les oligarques. Sur leurs traces arrivent les cadres supérieurs qui font tourner les grandes entreprises et en sont actionnaires, ainsi que les hauts fonctionnaires. Plus discrets que leurs patrons, ils ont moins de pouvoir à l’échelle de l’Etat, mais sont plus nombreux. Apparaît maintenant une nouvelle classe moyenne, composée des petits entrepreneurs et des cadres moyens du privé. Gros consommateurs, ils ont entre 20 et 40 ans, achètent les voitures et les appareils électroménagers importés, les téléphones portables et les vêtements à la mode. L’ordinateur individuel équipe déjà les entreprises et l’expansion des cyber-centres montre qu’il ne saurait tarder à entrer dans les appartements.
On trouve aussi dans cette catégorie les petits fonctionnaires. Les enseignants, par exemple, ne perçoivent de l’Etat qu’un salaire de misère avoisinant les 3 000 roubles par mois (83 euros) et se débrouillent pour cumuler deux, voire trois emplois dans le privé, plus rémunérateurs, à moins qu’il ne montent leur propre commerce. Leurs filles peuvent ainsi, comme les copines, s’acheter des pulls à 1 500 roubles sans ruiner la famille. Ils roulent en Audi ou en Volkswagen, critère qui témoigne du bien-être social en Russie. La Gigouli et la Lada, marques russes, sont les voitures des ouvriers.
Ceux-ci se sont faits discrets et ne s’expriment plus comme force vive de la Nation. L’idéal social s’étant déplacé de la productivité collective vers l’enrichissement individuel, personne ne revendique plus son appartenance à un prolétariat devenu synonyme d’échec. Toutefois, comme ils représentent encore près de 80 % de la population, leur sort et leur opinion ne sont pas négligés par les hommes politiques. Sont-ils furieux que les richesses du pays soient pillées par les jeunes oligarques ? On leur jette en pâture un Khodorkovski ou un Lebedev embastillés. Sont-ils irrités par les tracasseries administratives ? On leur change le système des papiers d’identité. Sont-ils mécontents de la corruption généralisée ? On concocte une loi annoncée à grand renfort de presse et de radio. Bref, de grandes promesses, mais de tout petits pas.
Les oligarques
« Les Russes détestent les gens riches. » Plus que jamais, cette antienne est vraie. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder comment la télévision – même la chaîne libérale NTV – présente les oligarques : gros plans sur leurs limousines à rallonge, caméras cachées dans les restaurants de luxe qu’ils fréquentent, instantanés des femmes endiamantées qui les accompagnent, etc. On reproche même à Roman Abramovitch, beau gosse mal rasé au petit sourire ironique, qui est pourtant un allié affiché du président Poutine, son rachat du club de football de Chelsea, en Angleterre, devenu grâce à lui l’un des meilleurs d’Europe. « Pourquoi pas le Spartak ou le Dynamo de Moscou ! », s’insurge un supporter frustré. Les oligarques ne constituent pas un front uni et, pour cette raison, ne sont pas encore une force capable d’affronter le pouvoir. Néanmoins, leur influence individuelle est grande. Selon l’institut de sondage indépendant Vtsiom-A, la seule arrestation de Mikhaïl Khodorkovski a fait monter le taux de popularité de Vladimir Poutine à 82 %.
Ces hommes ont acquis leur fortune en rachetant à bas prix les entreprises fleurons de l’Etat soviétique en déliquescence, mais la haine affichée de leurs compatriotes ressemble fort à une réaction de jalousie. « Tant de gens bénéficient aujourd’hui d’argent malhonnêtement gagné qu’une loi anticorruption efficace serait immédiatement impopulaire. Pis, elle mettrait en danger le gouvernement, affirme un cadre de Vtsiom-A. Poutine doit aussi sa popularité au fait qu’il n’a pas déclenché une véritable lutte contre la corruption, les mafias et les petits profiteurs. » En conséquence, une bonne partie de la société russe vit grâce au crédit, aux falsifications et à l’argent illégal. Un bien mauvais exemple pour la jeunesse montante qui désire, elle aussi, jouir au plus vite de cet argent facile, sans penser qu’elle pourrait déchanter si, d’aventure, un dirigeant plus déterminé s’avisait de mettre de l’ordre.
La prostitution
Le luxe est un miroir aux alouettes qui attire dans son piège un nombre croissant de jeunes filles. Qui n’a un jour croisé, sous la belle verrière du Goum, le grand magasin de la place Rouge, une jeune Moscovite aux yeux délicatement fardés, la démarche travaillée façon mannequin de mode, un léger sourire sur les lèvres ? Les filles raffolent de ces endroits protégés, où elles espèrent trouver un jour l’homme de leur vie, nanti d’un portefeuille bien dodu. Mais le renard les guette… Etudiantes désargentées, serveuses en extra à l’hôtel Rossia tout proche, elles sont très souvent originaires de la province. Peu éduquées, et surtout peu prévenues des dangers de la ville, elles sont les proies idéales des réseaux de proxénètes. Celles qui se laissent séduire se retrouvent en quelques semaines dans la rue, quand elles ne sont pas embarquées en direction de capitales étrangères, Varsovie, Berlin, Paris ou Tokyo.
Moscou compterait environ 60 000 prostituées venues de province ou des ex-républiques satellites. Les hôtels internationaux leur font la chasse en postant des gardiens qui exigent de voir la carte magnétique individuelle d’accès aux chambres avant d’autoriser quiconque, homme ou femme, à appeler les ascenseurs. L’unité spécialisée du ministère de l’Intérieur, en place depuis 1997, s’enorgueillit d’avoir repoussé les filles des rues du centre ville vers des endroits moins touristiques, comme les grands boulevards qui s’élancent vers la banlieue ou encore le stade Dynamo. Toutefois, ses agents se disent parfois découragés, car déplacer le problème ne signifie pas le résoudre. Le commerce continue, souvent avec la complicité de la police qui n’hésite pas à fermer les yeux, moyennant pot-de-vin. Certains centres médicaux offrent de l’aide, des programmes d’information et de mise en garde sur les maladies vénériennes et le sida. Rien n’y fait, car l’argent reste roi. En quelque heures, une jolie blonde peut gagner aisément cinq fois le salaire d’une serveuse de restaurant. Pourquoi s’en priver ?
La culture
La société russe est-elle en réelle déliquescence ? La réponse doit être nuancée. Certes, la disparition de l’idéologie soviétique a créé un malaise global. L’Etat, qui investit très peu d’argent dans l’enseignement, contribue à la baisse du niveau culturel d’une jeunesse plus passionnée par les sit-com ou les jeux télévisés que par la littérature ou le théâtre. Les antennes satellites de télévision fleurissent, surtout dans les longues barres de logement de la périphérie. Mais les chaînes hertziennes ne craignent pas encore la concurrence. Elles proposent les mêmes programmes de télé-réalité et de variétés qu’en France ou en Grande-Bretagne, « Qui veut gagner des millions ? » et autre « Ecole des stars ». Perdure aussi un héritage de la période soviétique, le film étranger dont le doublage est assuré pour tous les personnage par une seule et unique voix, qui vient en surimpression sonore des dialogues en version originale. Avec une bonne oreille, on peut ainsi suivre le film en français ou en anglais.
Mais tous les intellectuels ne sont pas morts. Bravant les difficultés d’ordre politique, des sociologues indépendants comme Iouri Levada, le fondateur de Vtsiom, prennent encore publiquement des positions susceptibles de faire réfléchir ses compatriotes au sujet de l’avenir du pays.
Certes, les films d’action genre Terminator 3, venus des Etats Unis, font salle comble, mais le jeune cinéma d’art et d’essai ne se porte pas mal, et les salles de théâtre et de concert ne se remplissent pas que de touristes russophiles – et russophones. Dans les librairies, les romans sentimentaux, policiers ou fantastiques, traductions d’ouvrages français ou anglo-saxons, ont la cote. Mais Pouchkine et Dostoïevski aussi. Rue Nicolskaïa, le best-seller était, début décembre, la traduction en russe de la biographie d’Hillary Clinton, preuve que l’actualité autre que russo-centrée intéresse.
« Moscou n’est pas la Russie, mais elle lui ressemble », admet pour sa part Gabriel Kotchofa, professeur de géologie et de prospection des gisements à l’Académie du pétrole et du gaz de Moscou. « On nettoie la façade, mais on ne refait pas l’escalier, ajoute-t-il avec son sens de la formule. Les milliards de dollars générés par l’extraction et la vente de nos matières premières sont trop peu réinvestis dans l’économie du pays. Nous sommes en train de fabriquer une Russie sous-développée en négligeant des pans entiers de la société, en méprisant la culture et l’éducation et en autorisant la fuite des cerveaux autant que des capitaux. » Bilan en 2008, à la fin du prévisible second – et dernier ? – mandat du président Vladimir Poutine.
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