Alexandre Zinoviev était un
brillant philosophe doublé d’un visionnaire, une plume acérée et l’une des
intelligences les plus fines du XXe siècle. Mégalomane, provocateur, amoureux
du paradoxe et de la démesure, il va manquer à ses amis et certainement à ses
ennemis, quoique ceux d’aujourd’hui soient à l’opposé de ceux d’hier. Il est
décédé le 10 mai à Moscou, à l’âge de 83 ans.
Né en 1922 dans un village
soviétique, d’une mère paysanne et d’un père peintre en bâtiment, il arrive à
Moscou en 1933, chassé par la grande famine qui ravage les campagnes. Exclu du
Komsomol (mouvement de la jeunesse communiste soviétique) et de l’institut de
philosophie pour avoir critiqué le culte de la personnalité voué à Staline, il
est arrêté par le KGB mais parvient à s’enfuir. Après quelques pérégrinations
dans le pays, vivant d’expédients et de petits boulots, il s’engage
dans l’armée. La seconde Guerre mondiale le fait pilote de chasse et il sera
plusieurs fois décoré pour ses raids audacieux à l’intérieur des lignes
allemandes, notamment lors de la bataille de Stalingrad.
Revenu à la vie civile, il rejoint
Moscou, reprend ses études et devient mathématicien logisticien Entre 1954 et
1976, il est professeur à l’université et à l’Académie des sciences et publie
plusieurs ouvrages et articles, notamment sur le dernier théorème de Fermat. Plusieurs
fois invité à des rencontres internationales, il n’est autorisé qu’une seule
fois à sortir d’Union soviétique. Ses propos, sinon ses écrits, dérangent.
En 1976, est exfiltré d’URSS, sous
le manteau d’une collaboratrice de l’ambassade de France, le manuscrit des Hauteurs
béantes, publié l’année suivante à Lausanne. Zinoviev y décrit, à travers
la fiction, l’univers cauchemardesque d’une Union soviétique en marche vers le
néant. Le minuscule grain de poussière défie le Léviathan. La critique plus que
féroce de la société soviétique dans laquelle il vit, fort éloignée de la béate
littérature officielle, révèle, dans sa banalité et son universalité, de la
condition humaine. Conséquence de l’exploit : Alexandre Zinoviev est démis
de ses fonctions, privé de ses titres et décorations, exclu du Parti communiste
et enfin expulsé. Il se réfugie à Munich, en Allemagne avec son épouse et sa
fille. Il se consacre désormais à décrire avec minutie et férocité l’homo
sovieticus. Ses personnages n’ont pas de nom, ils s’appellent Le Bavard,
le Braillard, le Schizophrène ou le Calomniateur mais les connaisseurs savent
découvrir les visages derrière le masque.
Lorsque le temps aura passé,
/ Nos passions n’auront plus de sens écrit-il dans Le Héros de
notre jeunesse en 1983. Des paroles prophétiques… En 1999, dix ans après la
chute du mur de Berlin et huit ans après la fin de l’Union soviétique, il
décide de rentrer au pays. « J’ai fait l’expérience concrète de
l’étroitesse, de l’exclusivisme, de l’arbitraire et du caractère tendancieux de
la liberté de création à l’occidentale », explique-t-il. Mais le facteur
fondamental qui détermine sa décision est « la totale américanisation de
l’Europe de l’Ouest ». Il ne peut pas supporter le rejet occidental de la
Russie et ce qu’il voit comme une volonté de l’empêcher d’accéder au niveau de
puissance forte dans la communauté mondiale. Par réaction identitaire et
panslaviste, il défend la Serbie et son président, Slobodan Milosevic, comme le
fait aujourd’hui un autre intellectuel, l’Autrichien Peter Handke. C’est au
tour de l’Occident d’être dénoncé avec vigueur. Le libéralisme, la capitalisme,
la mondialisation sont cloués au pilori. Il prophétise à nouveau :
« La capitulation de l’Europe de l’Ouest devant l’américanisation aura des
conséquences inéluctables, quelque chose comme ce qui s’est passé en Russie
avec la destruction des bases même de sa civilisation et la perte de
souveraineté nationale de ses peuples ». En rentrant au pays, il demeure fidèle
aux principes même qui l’avaient conduit à en sortir. Son dernier ouvrage, La
grande rupture, était corrosif, mais sans illusion, amer. Alexandre
Zinoviev était contestable et contesté, mais peu lui importait, il s’était
habitué au désespoir. Le sien prenait racine dans l’insupportable amour de sa
terre, de son peuple, de sa patrie. Il avait, au sens où l’écrit Berdiaev,
« l’âme russe », un mélange étrange de générosité, de fureur,
d’irrationnel et d’amour du sacrifice.
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