Sablier quatrième : L’enfant

JeudiLa photo se trouve ici, sur un blog où j’aime aller, celui de Veuve Tarquine.

Elle est là, ma toute-petite, je l’ai retrouvée. Comment une telle horreur a-t-elle pu se produire ? Je me sens à la fois soulagée et coupable. Je la regarde de tous mes yeux, je la touche, je la palpe de toutes mes mains, oui, elle est bien là. Emmitouflée dans sa couverture, le regard encore plongé dans l’indicible angoisse qu’elle a vécue durant quelques heures, avec, au fond des prunelles, la muette interrogation des enfants qui ne comprennent pas ce monde d’adultes si pervers et si fou.
Je suis coupable, certes.
Une minute d’inattention.
La minute qui tue.
Nous étions dans le métro, à la station Denfert-Rochereau. Les longs couloirs de la correspondance sont toujours pleins de monde, de ces gens ordinaires qui vaquent à leurs occupations sans vraiment s’interroger sur l’univers qui les entoure. Des gens comme vous, comme moi, comme ma petite chérie. Nous revenions du Palais de la découverte, les yeux et les sens encore émerveillés des prouesses ordinaires que nous avions vu se dérouler sous nos yeux. De la course des planètes dans le ciel au poids de cent kilos soulevé sans effort par ma fille hilare, c’était un bel après-midi.
Fatiguées, nous trainions un peu les pieds et le changement de métro nous paraissait bien long. Un instant, Ada a lâché ma main.
Le temps que je me retourne pour en connaître la raison – son nounours allait tomber ? ses chaussettes plissent ? – un tout petit, tout faible "maman" a résonné à mes oreilles…
En une fraction de seconde j’ai vu toute la scène.
Une peau luisante de sueur, des yeux étincelants, un gros pansement sale sur son cou, son sourire victorieux et, surtout, deux bras qui enserraient ma fille, la soulevaient, l’emportaient le long des interminables couloirs, une main sur sa bouche pour l’empêcher de crier.
C’est moi, qui ai crié. Un hurlement de lion, de fou.
Les gens, interloqués, se sont retournés sur moi…
"Arrêtez !"
Je me suis vue distancée, dans cette impossible course. Entravée, empêchée par tous ces gens qui ne comprenaient rien, qui croyaient peut-être que c’était moi qu’il fallait arrêter, que j’étais la folle qui menaçait les autres. Comme le pauvre mime Jean-Baptiste emporté par la foule loin de Garance, dans cette merveilleuse, triste et tragique scène finale des Enfants du paradis, j’assistai, impuissante, au pire événement qui puisse m’arriver : l’enlèvement de mon enfant sous mes yeux.
Puis brusquement tout s’est arrêté.
Ada était là, la main glissée dans celle d’un jeune homme en baskets, marchant tout doucettement vers moi.
Comme dans un rêve, j’entendais des voix me dire "Calmez-vous, la voici, on l’a rattrapée, elle est là, ne vous inquiétez plus…" Autour de moi, des gens se pressaient, compatissants, gentils, me tendant qui un mouchoir, qui un verre d’eau.
Je serrai ma fille dans mes bras, un peu convulsivement, incapable encore de prononcer une parole vers ce jeune homme aux grands yeux étonnés.
Enfin j’ai pu lui murmurer mes remerciements, ma reconnaissance. Puis il est reparti tranquillement vers son anonymat, inconnu parmi les inconnus. Que sa place soit, pour toujours, marquée.
Nous avons achevé notre voyage presque en silence.
Le temps des explications, de la mise en mot de cette expérience traumatisante serait pour plus tard.

Voilà, c’était ma petite participation à ce jeu génial…
Cette histoire est inspirée d’une histoire vraie qui est arrivée à mon fils , lorsqu’il était petit.

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