Madame Sackona

Un ultramarin ami m’écrivait hier qu’il était allé voir une représentation en extérieurs de Carmen de Bizet. Il en avait rapporté le sentiment de la toute-puissance des femmes face aux "pôvres" hommes. Nonobstant le fait que je suis extrêmement suspicieuse face à ce que j’imagine être une "représentation en extérieurs" d’un opéra, lorsqu’elle a lieu à Montréal, Canada, (à mon avis, rien à voir avec la magie des chorégies d’Orange), je constate que nous nous heurtons sans cesse à la même incompréhension entre eux et nous.
Je lui aurais bien conseillé d’aller plutôt voir la Traviata de Verdi dans une vraie salle de concert, si ce n’est la mise en scène de Franco Zefirelli pour Teresa Stratas, ou encore d’écouter un bon enregistrement de la divine Maria Callas dans le rôle de Tosca (ah, Covent Garden 1964…). Il me semble que là, les femmes atteignent véritablement au sublime, cantatrices comme personnages. Ce que je regrette dans Carmen, c’est son ego surdimensionné qui avale tout autour d’elle. On peut être une héroïne sans être une mangeuse d’hommes. Sinon à quoi bon Anna Karénine ?

Je vais en profiter pour vous raconter l’histoire de madame Sackona, la directrice de l’Institut de technologie du Cambodge.

Nous sommes le 17 avril 1975, les Khmers rouges pénètrent dans Phnom Penh. Sackona a 16 ans, elle est en seconde dans un bon lycée. "Mon père était colonel. Il a été pris tout de suite et assassiné." Sa mère, ses deux frères, sa petite soeur et elle-même sont évacués de la ville, comme les dizaines de milliers d’autres habitants, dans un incroyable exode forcé, prélude à la sinistre expérience du communisme dévoyé qui a mené le Kampuchéa démocratique au fond du gouffre. La petite famille est d’abord dirigée vers le nord-ouest du pays, où les camps de rééducation par le travail sont en activité depuis plusieurs années déjà.  Sackona, l’aînée, est séparée des autres. "Je suis partie travailler avec des groupes de soldats khmers rouges, très loin du village où vivait désormais ma mère. Nous étions devenus le "Nouveau peuple", les "gens du 17 avril" et à ce titre, nous devions être séparés les uns des autres. C’est ainsi que nos nouveaux dirigeants entendaient fabriquer le Kampuchea démocratique". A cette époque, il ne fallait rien posséder, pas même une famille. L’Angkar, l’Organisation – sorte de parti au pouvoir –  exige de tous une discipline sans faille. L’idéologie veut que le « Nouveau peuple » apprenne qu’il est né du grain de riz. En suant pour défricher, semer, planter et récolter, l’homme connaît la vraie valeur des choses. Sur cette base, tous les signes qui forment une société que l’on dit alors « décadente » doivent être abandonnés : pêle-mêle vêtements de couleur (chemise et pantalon noirs forment le costume de tous les Khmers rouges), machines à écrire, électrophones, radios, automobiles, télévisions, mais aussi écoles, postes, eau courante et jusqu’aux marchés et aux hôpitaux, tout est supprimé. Le plus grave est que Pol Pot affirme bientôt : « Il suffit de deux millions de jeunes Khmers rouges pour faire le Cambodge de demain ».

Le travail dans les rizières est épuisant. La petite Sackona l’endure sans broncher. "Les gens mouraient d’épuisement, de malnutrition. Les épidémies faisaient des dégâts épouvantables, Pol Pot refusait de demander de médicaments à l’étranger. Deux millions, ce n’est pas beaucoup, j’avais peur de mourir." Elle avait fait des études, c’était déjà un miracle qu’elle n’ait pas été tuée au même moment que son père, en un temps où le simple fait de porter des lunettes signifiait condamnation à mort. "J’ai beaucoup travaillé pour leur montrer que j’étais rééduquée. Dès qu’il fallait aller quelque part, j’étais volontaire. Pourtant, les soldats savaient que j’étais fille de colonel. Je vis avec la peur au ventre. Toutes les nuits, j’ai du mal à dormir, j’ai peur que quelqu’un arrive et m’emmène. Un jour, je me fais la promesse que dans ce cas, j’essaierai de m’échapper pour qu’il me tue tout de suite, d’une balle dans le dos. Parce que la façon qu’ils avaient de tuer était atroce, c’était un coup de pioche ou être égorgé avec un couteau… Donc je décide de courir. Mais la vie se poursuit, de jour en jour. J’ai vécu ainsi quatre ans au total.

Un jour, survient un événement extraordinaire. "J’ai obtenu l’autorisation d’aller voir ma mère une journée. J’ai écrit une lettre aux Khmers rouges pour demander l’autorisation d’aller dans sa province et, en retour, j’ai reçu un ordre de mission. Je me souviens l’avoir montré au soldat khmer rouge, à l’entrée du camp, avec des façons courageuses, comme ça… Oui, c’est incroyable… Il a accepté de me laisser partir. Peut-être ne savait-il pas lire ?… C’était écrit à la main : oui, cette personne-là est autorisée à aller dans la province de Passak pour voir sa famille. J’ai marché vite, vite et j’ai pu voir ma mère, toute une nuit, puis je suis revenue dans mon camp. Elle a été tuée peu après. C’est un petit miracle."

A la fin de 1978, les choses tournent mal pour le Kampuchéa démocratique. Les Khmers rouges recensent tout le monde et procèdent à des exécutions en masse. C’est ainsi que la mère de Sackona et ses trois petits enfants sont assassinés. "Je n’étais pas au courant, car je travaillais loin d’eux. Le 7 janvier 1979, Pol Pot est chassé de Phnom Penh par les Vietnamiens. Les Khmers rouges m’évacuent  très loin, près de la frontière thaïlandaise. Mon travail consistait alors à apporter les approvisionnements aux soldats qui combattaient les Vietnamiens. Les opérations militaires se passent mal. Un jour, toute l’équipe de travailleurs décide de s’échapper, car nous savions où se trouvaient les stocks d’aliments et d’armes, donc nous étions dangereux pour les Khmers rouges, si l’on tombait aux mains des Vietnamiens." L’évasion réussit. C’était en 1980. Sackona rejoint le village de sa mère, pour apprendre que toute la famille a été tuée. "Je suis désormais toute seule et « je n’ai rien dans la main »".

Au Cambodge, c’est impossible pour une jeune fille de vivre seule. "J’avais 21 ans. Je me suis engagée chez une famille de commerçants de Siem Reap, la ville proche, comme femme de ménage. Ils me donnaient un peu à manger et je devais travailler toute la journée. Je n’avais aucune idée de la façon dont je pouvais reprendre mes études."

C’est alors que le deuxième petit miracle arrive.
"Un jour, j’ai voulu faire une étagère pour ranger des assiettes. Je pars glaner du bois, à gauche à droite. Il m’en manquait un bout pour achever mon petit meuble. C’est alors que j’aperçois un morceau de bambou. Je le coupe, mais mal, alors je le jette. J’en cherche un autre, mais le destin était là : pas le moindre morceau convenable aux alentours. Je reviens donc prendre le bambou que j’avais jeté. Je le taille à nouveau de l’autre côté et, brusquement, un trésor s’écoule du bois creux. Je n’en croyais pas mes yeux. Moi qui n’avais rien, qui sortait du camp khmer rouge, je ne possédais qu’un pantalon et une chemise noirs et je travaillais comme esclave dans cette famille… Et voilà, l’or sort, comme ça, du bambou ! Il y avait des colliers, des bracelets, liés par un petit fil rouge. Moi qui avait tant attendu, qui avait tant faim tout le temps, brusquement je n’ai plus faim. Je suis allée au marché. Je me souviens encore de cette sensation. J’y allais tous les jours pour faire les provisions pour mon patron, j’avais toujours envie de manger quelque chose, des desserts, des fruits, mais je n’avais pas d’argent. Là, je n’ai plus envie de rien du tout, tellement mon choc est grand."

De retour à la maison, la famille est aussi héberluée que Sackona. Le patron prend l’or "parce que je suis trop jeune pour le garder". Mais la jeune fille n’est pas stupide. Elle en cède une partie et cache l’autre sur elle. Avec raison car, bien qu’elle soit désormais mieux traitée, un beau jour elle rentre à la maison et trouve porte close. Tout le monde est parti. L’or aussi.

Sackona se voit obligée d’aller demander l’hospitalité ailleurs. Elle échoue dans une famille très pauvre, qu’elle avait connue pendant le régime khmer rouge. Obligée de leur avouer sa bonne fortune, elle est aussi contrainte de leur prêter ce qui lui reste pour, à son tour, les aider. Avec l’argent ainsi obtenu, ils peuvent commencer à faire un peu de commerce et améliorer l’ordinaire de tout le monde. La promesse de rembourser est vite oubliée. Pis, Sackona est bientôt chassée de la maison. Elle proteste avec vigueur et les choses s’arrangent un peu . Mais désormais, elle sait qu’il lui faut retourner à Phnom Penh et reprendre ses études, seule façon définitive d’échapper à la misère et la dépendance.

Elle parvient à négocier le prix du voyage et trouve un camion pour l’emmener. "J’avais dans l’idée que, si ne trouvais vraiment personne et que l’orphelinat ne voulait pas de moi, je reviendrais." Mais, arrivés à Batambang, le chauffeur qui avait vu la jeune fille pleurer tout le long du chemin, a deviné sa détresse et sa solitude. Alors il tente de la violer. "J’ai crié, je me suis débattue, les gens autour du camion m’ont entendue et il a fini par me laisser tranquille".

A Passak, Sackona finit par trouver une vieille dame qui connait la nièce de son grand-père, jadis instituteur dans le village. Cette nièce, ravie de la voir, lui indique qu’elle a une tante qui vit toujours à Phnom Penh. Pleine d’espoir, la jeune fille reprend la route de la capitale. C’est la fin de l’errance.  A son inscription au lycée Sisowath, elle affirme avoir quitté ses études en terminale, histoire de ne pas perdre ses deux ans de camp. "En deux ou trois mois, j’ai fait de gros efforts en maths, physique et chimie et j’ai pu passer mon examen. Je l’ai eu et, grâce à une bourse du gouvernement, je suis partie continuer mes études en Russie."

C’est là qu’intervient mon petit miracle personnel. Sackona m’explique qu’elle n’est pas allée à l’université Lumumba, comme tous les étrangers, mais à l’Institut du pétrole. Je lui demande, à tout hasard et tablant sur une éventuelle similitude d’âge, si par hasard elle connaît un certain Gabriel, un Béninois qui a étudié au même endroit et, aujourd’hui, y enseigne. Surprise : oui, elle le connaît et s’en souvient bien ! C’est une extraordinaire coïncidence. Gabriel est un bon camarade, un ami de mon ami l’écrivain béninois Dieudonné Gnammankou, lui-même grand spécialiste d’Abraham Hannibal, l’aïeul noir de Pouchkine. Bref, le milieu des intellectuels russo-africains de Moscou, que je fréquente depuis longtemps avec assiduité ! Je n’en reviens toujours pas…

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Madame Sackona a beaucoup travaillé. En 1989-1990, elle arrive à l’ITC comme professeur de chimie au département de génie chimique et alimentaire. "J’étais assistante du chef du département en 1993-1994. En 1997, je suis devenue moi-même chef du département. Je suis alors partie en France pour continuer mes études, j’ai passé mon DEA puis je suis allée en thèse, à Dijon, à l’Ecole nationale supérieure de bionutrition. Grâce au travail que j’ai effectué auprès de mes amis cambodgiens et l’aide que j’ai apportée au développement de l’ITC, le conseil d’administration a décidé de me nommer directeur adjoint. Le directeur était un Français. Puis mon travail a fini par être reconnu et j’ai été nommée directeur de l’ITC. C’était en 2002-2003."

Un parcours exemplaire. Une femme extraordinaire. Je suis heureuse de l’avoir rencontrée. Ce sont des gens comme elle qui me font aimer mon métier.